Suite du volet n°1 de notre dossier « Blockchain & crypto : où en est-on ? ».
Dans ce volet n°2 : état des lieux de l’adoption des blockchains par les entreprises.
NB : Cet article est paru en décembre 2018. Plusieurs outils se sont développés depuis fin 2018 permettant de nettement mieux exploiter les blockchains publiques pour les entreprises. Les propos développés dans le début de cet article ne sont donc plus entièrement à jour.
Pour dresser cet état des lieux, un préambule s’impose. Deux sujets doivent ici être distingués : les applications blockchain pour entreprises existantes (le plus souvent des grandes entreprises), et ce qui relève de la « sphère crypto » (les cryptomonnaies, les tokens, ou encore les « Dapps », ces applications décentralisées propres à la blockchain), dont l’état des lieux sera dressé dans le volet suivant.
A terme, un rapprochement est envisageable, mais il semble aujourd’hui encore tôt pour que ce rapprochement s’opère (hormis certaines exceptions, comme les preuves sur blockchain : un usage de Bitcoin et d’Ethereum déjà utilisé par des entreprises et institutions publiques) :
–D’une part, les entreprises ne sont pas encore prêtes, pour la plupart, à ce qu’impliquent par nature les blockchains publiques. Pour une partie d’entre elles, c’est une question de sensibilisation à de nouvelles logiques, qui ne peut que se faire de façon progressive. Rappelons que de nombreuses entreprises étaient frileuses dans les années 1990 à l’idée de publier sur Internet des informations qu’elles communiquaient pourtant en papier. Par ailleurs, les intrapreneurs et innovateurs qui poussent des projets fondés sur des blockchains publiques au sein des entreprises butent sur des obstacles qui restent encore à lever, notamment d’un point de vue juridique. Certains projets internes nécessitent du reste de solliciter plusieurs départements de l’entreprise et se retrouvent freinés, si ce n’est bloqués, par la moindre appétence pour le sujet de certains départements, moins familiers à ces nouvelles logiques.
–D’autre part, les blockchains publiques et les outils pour les exploiter ne sont en général pas encore suffisamment matures pour les logiques de grandes entreprises. Les avancées sont manifestes, sur de nombreux fronts (le Lightning Network permet par exemple de gérer désormais des millions de transactions de façon bien plus rapide sur le réseau Bitcoin à des frais nettement plus faibles, et gagne en adoption) mais beaucoup reste encore à faire. Plusieurs raisons justifient aujourd’hui l’utilisation des blockchains privées par rapport aux blockchains publiques pour des entreprises : l’exigence de confidentialité, la « scalabilité », la stabilité, les frais de transaction, la gestion des clefs, l’expérience utilisateur…
Les blockchains privées constituent dès lors un moyen pour les entreprises d’expérimenter sur ces technologies, de se familiariser avec les logiques de décentralisation, sans devoir attendre que les blockchains publiques soient plus développées. De là le développement des applications blockchains pour entreprises (« Blockchain for entreprise ») qui repose aujourd’hui en très large partie, si ce n’est presque toujours, sur des systèmes privés.
Où en sommes-nous ?
L’année 2017 a été marquée par le lancement d’expérimentations dans de nombreux secteurs (assurance, agroalimentaire, transports, luxe, industrie…), bien au-delà de la banque-finance qui avait été la première à s’emparer de la blockchain en 2015 et 2016.
2018 a constitué le prolongement de cette lancée.
D’une part, de nouveaux acteurs se sont lancés dans l’exploration de la blockchain, que ce soit des secteurs qui avaient encore peu exploré le sujet (publicité, immobilier…), ou des concurrents d’entreprises qui s’étaient lancées les premières dans leur secteur.
D’autre part, une première vague d’expérimentations s’est terminée, ouvrant le temps du retour d’expérience.
Pourquoi certains projets n’ont pas dépassé la phase du PoC
Passons rapidement sur les cas de figure où la blockchain n’était pas réellement pertinente et où les entreprises ont tout de même souhaité lancer des expérimentations. Plusieurs raisons peuvent l’expliquer : une volonté de confirmer une intuition initiale ; une stratégie de coup de com’ externe ; une stratégie pour « faire innovant » auprès de sa direction générale (parfois elle-même à l’origine de la demande d’expérimentation), la blockchain étant vue comme faisant partie d’un package innovation au même titre que d’autres « hot topics » (chatbots, IA…) ; ou plus simplement un manque de compréhension initiale de ce que permet, et surtout de ce que ne permet pas, la blockchain (…d’où le besoin de formation préalable à tout travail sur le sujet, sur lequel nous insistons toujours).
Dans ces différents cas de figure (qui se rejoignent parfois), les proof-of-concepts, dits PoC, n’ont logiquement pas passé l’étape supérieure.
De façon plus intéressante, un certain nombre d’expérimentations ont bel et bien confirmé l’utilité d’une blockchain pour les besoins des entreprises en question, sans pour autant que les projets dépassent pour le moment l’étape du PoC ou MVP.
Comment l’expliquer ?
Certaines entreprises se sont finalement rendu compte, à l’issue des proof-of-concepts, qu’elles ne voulaient pas réellement de ce que la technologie impliquait. Deux cas de figure reviennent alors le plus souvent :
– une inquiétude vis-à-vis d’une certaine perte de contrôle liée à la décentralisation ;
– un refus d’une plus grande transparence.
On a aussi pu constater que des entreprises n’étaient pas prêtes à effectuer certains arbitrages, comme ceux qui nécessitent de revenir en arrière temporairement sur certains acquis (par exemple, une expérience utilisateur très aboutie) pour obtenir de nouveaux bénéfices (par exemple, de nouveaux usages rendus possibles par la technologie).
Dans d’autres cas, nombreux, la blockchain n’était qu’une brique (parfois réduite) de la solution ; passer à l’étape suivante demandait alors des efforts qui n’étaient pas liés à la blockchain spécifiquement. L’exemple typique est celui de la supplychain, avec la double problématique 1/ d’inclure toutes les parties prenantes de bout en bout pour que le projet ait du sens, et 2/ de déterminer la façon dont les informations sont entrées dans le registre (ce qui nécessite parfois d’inclure de l’IoT pour automatiser l’entrée des données).
Plus généralement, de nombreux projets blockchain butent sur un obstacle à la fois simple et pourtant majeur : l’absence de dématérialisation suffisante des processus au sein des organisations. Lorsque les processus reposent encore sur du papier, la première étape doit d’abord être de les numériser avant de penser « blockchain ».
En voyant le verre à moitié plein, la blockchain peut toutefois servir de catalyseur pour enclencher cette numérisation. Un des derniers exemples en la matière a été annoncé fin novembre : plusieurs grandes entreprises pétrolières (BP, Royal Dutch Shell…) et des sociétés de négoce se sont réunies pour créer une blockchain commune dans le cadre des transactions sur le pétrole brut. Le communiqué indique que le projet permet de « numériser ce qui était auparavant une montagne de documents en papier partagés entre les différentes parties impliquées dans chaque contrat ».
Dans cette situation comme dans les autres cas de ce type, la blockchain ne s’occupe pas de la numérisation en question ; elle est une brique avec ses avantages propres, qui permet par ailleurs d’enclencher ce processus de numérisation encore non-initié jusqu’à présent.
Les mises en production ont commencé
Si un certain nombre de projets en sont restés à la phase de l’expérimentation, 2018 marque surtout l’entrée dans une nouvelle phase : celle des mises en production, faisant suite aux succès d’expérimentations démarrées en 2016 et 2017.
C’est notamment le cas du projet pour lequel Blockchain Partner a accompagné la Banque de France à partir de 2016 : il est en production depuis la premier semestre 2018. Pour plus d’informations sur ce projet, nous vous renvoyons vers notre article dédié.
Outre le secteur bancaire, l’agroalimentaire est apparu comme un secteur leader en termes de mise en production de projets blockchain, bien que les projets en question suscitent des questionnements légitimes (lire plus bas). En France, Carrefour a été la première grande entreprise du CAC40 à utiliser la blockchain à grande échelle : elle l’a déjà déployé dans neuf filières (poulet d’Auvergne en France, tomate Cauralina, œufs fermiers de Loué, Pomelo Chinois, poularde de Noël, orange espagnole, etc.) avec un objectif de 300 filières d’ici 2022.
En pratique, le consommateur peut scanner un QR code sur le produit et vérifier lui-même la provenance des produits alimentaires.
Auchan a embrayé récemment en annonçant avoir mis en place une blockchain pour améliorer la traçabilité de la carotte biologique en France. Après la pomme de terre ce mois-ci, Auchan inclura le poulet en février 2019, ainsi que d’autres filières à l’international (tomate en Italie, porc ibérique et fruits exotiques en Espagne, poulet au Portugal et au Sénégal).
Ces exemples peuvent faire sourire : il y a un certain décalage à voir « la révolution blockchain » être utilisée pour la traçabilité des pommes de terre.
Il n’empêche. Il a longtemps été dit, à raison, que la blockchain restait loin d’être utilisable par Mr Tout-le-monde. Aujourd’hui on peut l’affirmer (avec un brin de provocation) : aussi improbable cela peut-il paraître, la blockchain est arrivée jusqu’à Monsieur & Madame Michu. Qui-plus-est, cette initiative a été fortement médiatisée avec des reportages dans des médias très grand public. En 2018, la blockchain traitée comme sujet de reportage au 20h de TF1 est devenue une réalité, sans qu’il soit question des habituels poncifs liés au darknet. Le directeur du programme blockchain de Carrefour raconte ainsi : « entre mars et décembre 2018, des dizaines de milliers de QR codes ont été scannés par nos clients pour avoir accès à notre blockchain Filière qualité poulet d’Auvergne. Au moment de la plus forte exposition médiatique en mars, c’était presque un poulet vendu sur vingt dont le QR code était scanné ».
Et cela devrait aller en s’accélérant : « notre blockchain est encore peu mise en avant dans les magasins. Quelques hypermarchés ont organisé ponctuellement des mises en avant marketing, mais rien n’a encore été structuré. Tout sera systématisé en 2019. » (interview dans JDN)
L’initiative de Carrefour suscite toutefois la controverse. D’abord, il est clair que l’innovation profonde de la blockchain ne réside pas dans l’amélioration de la traçabilité des produits, qui relève plutôt d’innovation incrémentale – nous ne revenons pas ici sur ce point largement expliqué dans le volet n°1.
Surtout – et c’est là où le bât blesse – il semble que Carrefour ait souhaité conserver la main sur les validateurs de la (ou des) blockchain(s) utilisée(s). Dans cette configuration, le contrôle reste centralisé, ce qui fait perdre sensiblement l’intérêt d’utiliser une blockchain. Il reste à voir, dès lors, si Carrefour entend évoluer vers plus de décentralisation à l’avenir. Comme nous l’écrivions dans le volet précédent, les projets de blockchains privées devraient être jugées dans la durée.
De façon plus générale, les projets passés en production dans lesquels la blockchain s’avère véritablement utile viennent d’entreprises qui ont accepté les implications de la décentralisation. Les entreprises qui veulent garder entièrement le contrôle en conservant une centralisation ne dépassent généralement pas le stade du POC (hormis projets « coup de com »). Cette inquiétude sur la perte de contrôle (notamment des validateurs) est certes un obstacle majeur à l’adoption de blockchains par les entreprises, mais est inhérente à ces technologies.
In fine, concluons en soulignant que le passage de la phase des PoC à la phase d’implémentation fonctionnelle est directement liée à trois facteurs :
1/ les motivations initiales des entreprises à l’origine de ces expérimentations, comme expliqué plus haut.
2/ le bon choix des projets à expérimenter, ce qui suppose une compréhension suffisamment fine en amont des apports et des limites des blockchains. Par ailleurs, outre la phase nécessaire de formation, nous recommandons également d’expérimenter la technologie sur un sujet spécifique et simple pour commencer (exemple : la certification sur blockchain).
3/ la capacité des entreprises à accepter en pratique les implications des blockchains, que ce soit sur la décentralisation ou sur la transparence.
A lire dans le volet numéro 3 : « Crypto : quel état des lieux ? »