Les questions étourdissantes que soulève le FacebookCoin

Facebook cryptomonnaie

Par Clément Jeanneau et Alexandre Stachtchenko, cofondateurs de Blockchain Partner

Il y a quelques jours, le New York Times apportait de nouvelles précisions sur le projet de Facebook de création de sa propre cryptomonnaie. Il s’agirait d’une monnaie numérique que les utilisateurs de Whatsapp – application possédée par Facebook – pourraient envoyer instantanément à leurs proches.

Avec la fusion annoncée début février de Messenger, Whatsapp et Instagram, ce sont plus de 2 milliards d’utilisateurs qui pourraient bénéficier, à terme, de ce nouveau service. Transferts d’argent internationaux (remittances), paiements « du quotidien » (du type Lydia ou Pumpkin en France)…: les perspectives sont massives.

Les informations qui ont été publiées, bien qu’encore officieuses, soulèvent de multiples questions. Le sujet n’est pas seulement technologique : en touchant à la monnaie, il est éminemment politique.

Des questions monétaires

Première question à se poser : d’où viendra la valeur de cette monnaie – surnommée pour le moment FacebookCoin ou FBCoin par les observateurs ? Historiquement la valeur d’une monnaie découle de sa valeur d’usage dans une communauté. De nos jours, la valeur d’usage des monnaies dispose d’une particularité : elle est forcée par la loi (il est par exemple interdit pénalement en France de refuser un paiement en euro).

Dans le cas de Facebook, le cours de sa “cryptomonnaie” serait indexé sur celui d’un panier de monnaies traditionnelles. Cela n’en fait donc pas a priori une véritable monnaie, mais plutôt une sorte de dérivé de monnaies traditionnelles. Mais cette situation pourrait n’être qu’une première itération avant d’aller plus loin. Cette première étape pourrait s’expliquer par la volonté de tâter le terrain aussi bien du côté de la sphère des cryptomonnaies (encore vue comme risquée) que des régulateurs (comment réagiront-ils ?).

«Le FacebookCoin pourrait s’émanciper et acquérir sa propre valeur d’usage»


Il est facile d’imaginer comment un FBCoin pourrait s’émanciper de sa fonction de représentation de monnaies traditionnelles, et acquérir sa propre valeur d’usage : il suffirait à Facebook de proposer un ensemble de services utilisant cette monnaie, ainsi que des ponts avec des services externes. Dès lors, le FBCoin obtiendrait de facto une valeur d’usage dans une communauté donnée – celle de ses 2,3 milliards d’utilisateurs – au lieu de dépendre (seulement) du cours des monnaies traditionnelles.

Plus encore : tant que l’utilisateur ne sort pas de l’écosystème Facebook, le FBCoin pourrait se suffire à lui-même en tant que monnaie. Dans ce cas, plus la gamme de services proposés au sein de l’écosystème sera importante, moins l’utilisateur aura intérêt à en sortir.

C’est le modèle qu’a construit WeChat, sur lequel 80% des internautes chinois sont actifs : l’internaute chinois moyen y passe plus de la moitié de son temps en ligne tant l’application permet de tout faire (envoyer des messages, poster des photos et vidéos, payer dans les magasins y compris les petites épiceries, commander un taxi, régler ses factures…), dans les villes comme dans les provinces plus reculées. Mais là où WeChat est resté fidèle aux monnaies traditionnelles, Facebook, lui, s’appuierait sur sa propre monnaie. Si ses utilisateurs disposent d’un portefeuille mobile contenant des FBCoins, ils n’auront pas besoin d’utiliser de cartes bancaires pour leurs paiements. Les géants que sont Visa et Mastercard seraient alors directement menacés

« Facebook a les moyens de devenir une sorte de banque centrale privée »


Facebook pourrait franchir une étape plus radicale encore. Une fois la valeur d’usage de sa cryptomonnaie développée, Facebook aurait plus de latitude pour faire évoluer sa politique monétaire. Dès lors, à moyen terme, Facebook pourrait glisser petit à petit vers un système de réserves fractionnaires : pour chaque FBCoin émis, Facebook n’en détiendrait plus qu’une partie en réserve. En tant qu’émetteur d’une devise ayant une crédibilité sur le marché mondial, Facebook agirait non seulement comme une banque commerciale mais aussi comme une…banque centrale. Là réside l’un des enjeux – certes encore prospectif mais néanmoins majeur – du FBCoin : Facebook a les moyens de devenir une sorte de banque centrale privée.

Des questions géopolitiques

Plusieurs remarques peuvent être faites :

1/ Le choix de Facebook – s’il se confirme – d’indexer le cours de sa cryptomonnaie à un panier de devises et non pas uniquement au dollar est tout sauf anodin. Ce choix peut avoir plusieurs interprétations, complémentaires.

Il peut d’abord signifier que Facebook ne considère pas le dollar comme une monnaie toute puissante, absolument sûre.
Il peut également être vu sous l’angle d’une volonté d’indépendance (relative) vis-à-vis du gouvernement américain. Un panier de devises offre l’avantage de mieux faire accepter le FBCoin au niveau international : en s’appuyant sur d’autres devises que le seul dollar, Facebook limite le risque d’être considéré comme le bras armé du gouvernement américain.
Enfin, ce choix permet de garder une certaine stabilité, et donc d’offrir une valeur refuge à l’ensemble des utilisateurs asiatiques de Facebook. Rappelons que seuls 26% des utilisateurs de Facebook résident en Amérique du Nord et en Europe. La majeure partie des utilisateurs de Facebook sont asiatiques. Facebook fait donc un choix cohérent monétairement du point de vue de sa base d’utilisateurs.

Cela étant il reste à voir, bien entendu, quelles seront les proportions dudit panier de devises. Si le dollar reste ultra-majoritaire, les remarques ci-dessus seront à relativiser…

2/ Un enjeu clef est celui de la réserve de valeur. Si les utilisateurs commencent à avoir confiance dans le FBCoin et à le stocker, le thésauriser, alors celui-ci obtiendra de facto une fonction de réserve de valeur. Thésauriser du FBCoin peut nous sembler inintéressant en Europe, mais gare au « biais OCDE » que l’on pourrait avoir : dans certains pays moins développés, et notamment dans des pays où il existe un contrôle des changes ou une forte inflation, des citoyens pourraient avoir plus confiance en Facebook qu’en leur gouvernement…

Des questions de vie privée

Les questions de privacy font partie des grandes inconnues entourant ce projet. Elles seront à suivre de très près car elles sont essentielles. Whatsapp fonctionne aujourd’hui comme une messagerie chiffrée, protégeant ainsi (du moins en théorie) la confidentialité des messages que s’envoient ses 1,5 milliards d’utilisateurs. Les transactions monétaires que pourront effectuer les utilisateurs via le FBCoin seront-elles, elle aussi, confidentielles ?

Si la réponse est positive, cela créerait une application combinant liquidité et anonymat d’une ampleur inédite. Mais cela semble très improbable au vu des risques d’usages illicites (blanchiment, évasion fiscale, financement de la criminalité), que l’on imagine mal être pris par Facebook. Dès lors, la question est la suivante : que connaîtra Facebook des transferts monétaires qui s’effectueront via ses applications ? Et que pourra faire l’entreprise avec ces informations ? Les monétisera-t-elle, les utilisera-t-elle à des fins de personnalisation ? Comme on l’imagine aisément, les inquiétudes liées au capitalisme de surveillance pourraient se renforcer encore avec ce FBCoin…

Des questions d’usages, liées à des choix technologiques

Plusieurs questions d’accessibilité et d’usage se posent, à commencer par : qui contrôlera les transferts d’argent en FBCoin ? Qui édictera les règles le concernant ? Ces règles seront-elles modifiables par la suite (et si oui, qui aura le droit de les modifier ?) ? C’est là que la blockchain peut avoir – ou non – du sens.

Parmi les règles en question, citons en particulier : qui aura le droit de participer au système ? Qui aura connaissance des utilisateurs, et à qui cette connaissance sera-t-elle éventuellement fournie ? Sera-t-il possible d’interdire des transactions ? Etc.

De premières pistes sont envisageables : il semble par exemple improbable que Facebook échappe à l’étape de vérification réglementaire de l’identité des utilisateurs (obligations de Know Your Customer). Dès lors, il s’agira de savoir comment se mettront en places ces vérifications et les interdictions qui en découleront.

Une autre question est de savoir si le FBCoin s’échangera sur une blockchain publique – un token sur Ethereum ? – ou sur une blockchain privée. Tentons un pronostic : Facebook sera probablement réticent à l’idée de prendre le risque de s’appuyer sur la plateforme certes très prometteuse mais encore expérimentale qu’est Ethereum. Le plus probable semble que Facebook crée sa propre blockchain, que l’on imagine être privée.
Dans cette configuration, il est envisageable qu’il s’agisse d’une « blockchain de consortium », ouverte à différentes parties prenantes qui auraient le droit d’auditer les transactions, et éventuellement de les valider, en fonction des choix de centralisation effectués par Facebook.
Mise à jour (6 juin) : les dernières informations officieuses confirment ce pronostic : selon The Information, Facebook créerait une fondation pour gérer sa cryptomonnaie, composée d’acteurs qui constitueraient les noeuds du réseau et valideraient les transactions. Le réseau comporterait 100 noeuds. Il s’agirait donc bien d’une blockchain de consortium, c’est-à-dire non-publique.

Des questions réglementaires

Le FBCoin pose bien sûr de nombreuses questions réglementaires. L’avocat spécialisé en blockchains et crypto-actifs William O’Rorke en a dressé un premier panorama dans cet article.

Selon lui, « le FacebookCoin pourrait, selon ses caractéristiques, correspondre à la notion régulée de monnaie électronique. [Dès lors] il pourra être contraint de se soumettre à l’agrémentation préalable en tant qu’établissement de monnaie électronique. »

« Si Facebook propose à l’utilisateur de conserver ses FacebookCoins sur un service Facebook, pour des questions de facilité d’usage, la plateforme pourra être soumise aux obligations de lutte contre le blanchiment. Un cas de figure impliquant de lourdes contraintes en termes de conformité mais également une collecte de données personnelles extrêmement sensibles (papiers d’identités, données bancaires, etc.). »

Conclusion
Facebook semble vouloir avancer très rapidement puisqu’il est question d’un lancement dès la fin du premier semestre. Cette accélération doit servir de déclic pour les banques centrales : il est impératif qu’elles se penchent sans attendre sur le sujet des monnaies numériques et des cryptomonnaies pour en évaluer les enjeux, les spécificités et surtout les risques et opportunités qui pourraient en découler. Jusqu’ici restées relativement à l’abri, les banques centrales sont désormais rattrapées à leur tour par la révolution numérique. Ce qui est en jeu n’est rien de moins qu’un défi de souveraineté.

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