Début septembre, Bruno Le Maire a appelé à réfléchir à la création d’une « monnaie numérique publique » gérée par les banques centrales. Ce projet a rapidement été surnommé « cryptomonnaie publique » voire « crypto-euro », sans que Bruno Le Maire n’ait en réalité prononcé ces termes. Cette prise de position est cependant l’occasion de s’interroger sur l’idée d’un crypto-euro : que signifierait-il, est-il souhaitable, et si oui à quelles conditions ?
« Crypto-euro » : un mot ambigu qui recouvre des modèles très différents
Le terme de « crypto-euro » peut signifier (au moins) deux modèles différents :
1- Il peut s’agir d’un véritable crypto-euro, capable d’automatiser et fluidifier des opérations. Il serait un stablecoin, émis sur une blockchain et concurrent des autres stablecoins centralisés (USDT, USDC, etc.), qui donne droit à de véritables euros à la banque centrale. Il s’agirait alors d’une sorte de proxy, représentation intermédiaire ayant pour utilité de rendre pratique et interopérable l’euro dans l’économie numérique.
2- Il peut s’agir « simplement » d’un euro entièrement numérisé. Celui-ci pourrait être distribué par les banques commerciales comme dans le système actuel, ou bien – ce qui serait plus audacieux – « court-circuiter » celles-ci : il s’agirait alors d’une désintermédiation centralisée. Dans cette dernière configuration, les banques centrales pourraient s’en servir pour retisser un lien direct avec les particuliers, par exemple pour mieux cibler la création monétaire. « Certains estiment qu’une monnaie digitale de banque centrale distribuée directement aux particuliers, sans intermédiaires, renforcerait l’efficacité du quantitative easing » expliquait ainsi récemment l’économiste Michel Aglietta.
Pourquoi le premier modèle doit être considéré sérieusement
Le premier modèle n’est peut-être pas celui que Bruno Le Maire avait en tête lors de sa déclaration ; il mérite cependant d’être étudié sérieusement.
Aujourd’hui la monnaie de référence qu’est le dollar nous rend vassaux d’une autre puissance, les Etats-Unis, en particulier en raison du principe d’extraterritorialité (cf l’affaire Alstom). Dans la perspective de limiter ce problème, deux initiatives devraient être menées conjointement :
• D’une part préparer l’euro au numérique de demain : un crypto-euro rendrait l’euro interopérable avec l’économie numérique qui émerge avec les blockchains et les cryptomonnaies. Il constituerait une porte d’entrée vers le « monde crypto ».
Un crypto-euro pourrait notamment avoir du sens pour lever un frein que connaissent la majorité des entreprises dans leur utilisation des blockchains et cryptomonnaies : elles ne peuvent pas utiliser l’euro directement dans les smart contracts. Les cas d’usage blockchain en supplychain, par exemple, présenteraient plus d’intérêt s’il était possible de déclencher des transactions en « crypto-euro » directement via des smart contracts. Mais c’est aussi vrai pour les autres secteurs et industries, et en particulier la finance.
Faire naître un crypto-euro est aussi, voire avant tout, une question de souveraineté. Les stable coins centralisés actuels (ce qui se rapproche le plus de l’idée d’un crypto-euro) sont pour la plupart tous fondés majoritairement sur le dollar – sauf peut-être le Libra, mais celui-ci sera dirigé par des entreprises privées. En réalité, un stable coin fondé sur l’euro naîtra probablement un jour : la question est surtout de savoir si nous laissons un acteur privé le créer lui-même ou non. Dans l’intervalle, tant que ce crypto-euro n’existe pas, le dollar, par le biais de ces stablecoins, reste la référence lorsque l’on veut sécuriser une position dans un actif moins volatile, ce qui perpétue le cercle vicieux.
• D’autre part défendre l’écosystème français et européen développé autour des blockchains publiques et cryptomonnaies. Le crypto-euro, loin d’être une fin en soi, devrait être une brique d’une stratégie plus globale visant à tirer profit du développement de l’économie numérique fondée sur les cryptomonnaies, plutôt que de le subir à l’avenir.
Ainsi en particulier, en tant que monnaie supranationale, indépendante de tout Etat et entreprise privée, le bitcoin est, comme l’or, une sorte d’étalon mondial commun, une manière de regagner une part importante de souveraineté. La réflexion sur le crypto-euro ne doit pas constituer une méthode d’autruche pour oublier que le bitcoin existe et continuera d’exister en parallèle d’un éventuel crypto-euro ; en conséquence, celui-ci doit être intégré dans les réflexions monétaires.
En résumé : au lieu de créer un intranet (simple euro numérisé), construisons les ponts avec l’Internet de la valeur (création d’un véritable crypto-euro, et soutien actif à l’écosystème français et européen des blockchains et cryptomonnaies).
Une occasion de penser le futur de la monnaie
Ces premières pistes ne prétendent pas couvrir l’intégralité du sujet, mais ouvrir un débat sur un sujet qui ne doit pas être fermé aux seuls économistes habituellement consultés.
La déclaration de Bruno Le Maire est une réaction au Libra annoncé par Facebook.
Une chose nous semble certaine : le lancement d’un « simple » euro numérisé ne saurait constituer à lui seul la stratégie suffisante pour contrer le développement de Libra.
Le nouveau coup de semonce que constitue Libra est une occasion de ne pas simplement réagir en colmatant des brèches. L’épisode actuel est une opportunité de prendre le taureau par les cornes : le sujet devrait être considérée de façon large en portant une véritable vision prospective sur la monnaie.
Une question fondamentale à se poser serait de savoir quel outil monétaire serait souhaitable pour demain.
A nos yeux l’outil monétaire de demain devrait suivre au moins trois grands critères :
– Praticité : il faut qu’il soit pratique à utiliser dans une économie toujours plus numérique – et utilisé réellement. Il faut bien sûr éviter à tout prix le fiasco du cloud souverain. Dans le monde numérique, la praticité est devenue le critère numéro un, et la condition nécessaire au succès.
– Défense de notre souveraineté : il devrait constituer un outil d’indépendance, de puissance et d’influence.
– Respect de la vie privée, en cohérence avec la culture européenne sur le numérique portée en particulier avec le RGPD. Le chemin vers la fin de l’argent liquide ne doit pas servir de prétexte à une plus grande surveillance des citoyens. Le lancement d’une réflexion autour d’une « monnaie numérique commune » doit être l’occasion de réaffirmer nos valeurs en la matière.
A partir de ces critères, et d’autres à identifier, la question est : un crypto-euro peut-il être une partie de la solution, et si oui comment ?
On le voit : la question, loin d’être purement technologique ou monétaire, est éminemment politique. A ce titre, elle mériterait un véritable débat public, démocratique, au risque, sinon, de porter le flanc aux critiques récurrentes sur le pouvoir de la « technocratie »…