2019 : l’année 1 du changement du regard sur les blockchains publiques et les cryptomonnaies

« Les crypto-monnaies ne constituent pas en soi des actifs improductifs : bien au contraire, c’est probablement des activités créatrices de valeur et d’emplois pour la France. C’est un nouveau champ d’activité pour la place de Paris ».

Cette déclaration enthousiaste ne vient pas d’un acteur de l’industrie française des cryptomonnaies, comme nous pourrions le penser. Elle a été prononcée à l’Assemblée Nationale au début du mois par Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Economie et des Finances. Autrement dit, par le gouvernement.

On ne saurait trouver meilleur symbole que ces quelques mots pour illustrer le changement de regard qui s’est opéré cette année sur le sujet. Jamais les blockchains publiques et les cryptomonnaies (qui y sont indissociables) n’ont été aussi prises au sérieux qu’aujourd’hui : c’est probablement l’enseignement le plus spectaculaire de 2019 dans la sphère des blockchains.

Or comme nous l’expliquions dans notre bilan 2018, ces innovations, en rendant possible l’émergence d’une nouvelle économie numérique, constituent le cœur du sujet « blockchain », qui relève alors de logiques non plus seulement d’optimisation et d’IT mais bien de stratégie puisqu’il ouvre la voie à de nouveaux modèles (d’affaires, et pas seulement).

Slide extraite d'une formation réalisée par Blockchain Partner

Certes, les cryptomonnaies avaient déjà eu l’occasion de faire beaucoup parler – pour ne pas dire jaser – lors de leurs différents pics de valeur ces dernières années. Mais le champ lexical en restait alors trop souvent à l’idée bien ancrée de « bulle sans fondements » voire d’« arnaques » attirant les faibles d’esprit, incapables de percevoir qu’une monnaie sans légitimité étatique ne pouvait être qu’une blague de courte durée.

Cette fois-ci, la donne est différente. L’intérêt envers les cryptomonnaies et leurs protocoles est cette fois-ci plus structurel, n’étant pas lié à la hausse de leurs cours : c’est la différence fondamentale par rapport au pic d’intérêt précédent de fin 2017 / début 2018 (qui avait cependant eu la vertu de préparer le terrain en incitant les institutions et entreprises à commencer à étudier le sujet).

Les exemples ne manquent pas pour témoigner de ce tournant, en France comme ailleurs.

• Pensons au choix inattendu de Facebook de faire l’éloge des blockchains publiques et du concept de cryptomonnaies au moment de l’annonce de Libra, là où nous nous attendions plutôt à un discours marketing très policé et bien moins engagé, qui en serait resté au terme de « digital currency ». Si la promesse de Facebook de (tenter de) faire évoluer Libra vers un réseau ouvert et public reste à prendre avec des pincettes, il n’en reste pas moins que cet engagement est un signe de reconnaissance particulièrement puissant vis-à-vis des architectures publiques que sont notamment Bitcoin et Ethereum.

• Pensons aux différentes déclarations – et aux débuts d’initiatives – d’acteurs politiques et monétaires sur le sujet des monnaies numériques (dont Christine Lagarde en tant que nouvelle présidente de la BCE, il y a quelques jours), malgré un flou évident sur ce que chacun a véritablement en tête (euro numérisé ou crypto-euro sont deux modèles très différents).

Ces déclarations, malgré leurs ambiguïtés, (re)mettent les cryptomonnaies sous les feux des projecteurs et des débats, et contribuent ainsi à les crédibiliser. L’Allemagne a récemment adopté un projet de loi autorisant les banques allemandes à stocker et vendre elles-mêmes des cryptomonnaies à partir de 2020. La Banque d’Angleterre a de son côté annoncé que les entreprises développant des stablecoins pourraient (sous certaines conditions) stocker leurs actifs de réserve directement chez elle. Les prises de position globalement favorables aux cryptomonnaies se sont multipliées un peu partout sur la planète, jusqu’en Chine où le regard sur les mineurs s’est nettement adouci (sous l’effet, il est vrai, du ralentissement économique).

• Pensons aux prises de position d’économistes jusqu’ici critiques des cryptomonnaies, comme Patrick Artus, le très médiatique chef économiste de Natixis, qui annonçait avec plein d’assurance il y a deux ans que le bitcoin ne tarderait pas à « finir en crise spéculative épouvantable, retomber à zéro et disparaître ». Son discours est désormais tout autre : début novembre dans Le Monde, il citait « les cryptomonnaies comme le bitcoin » comme des « actifs de réserve qui jouent le rôle de refuge », au même titre, écrivait-il, que l’or.

Plus généralement, le monde économique a montré des signes d’intérêt inédits vis-à-vis d’un univers qu’il avait longtemps tenu à distance. Un certain nombre de travaux ont été publiés et médiatisés pour la première fois sur le sujet des monnaies numériques privées, des monnaies digitales de banques centrales (MDBC), et des stablecoins – terme jusqu’alors propre au « milieu crypto » qui a fait cette année son apparition spectaculaire dans les médias généralistes et les discussions économiques.

• Pensons à l’évolution des banques sur le sujet, dont l’un des symboles forts est le récent rapport “Imaginer 2030” de la Deutsche Bank : celle-ci envisage un monde dans dix ans où les cryptomonnaies auront gagné en « adoption massive » grâce à leurs différents atouts qu’elle juge « pertinentes à l’ère numérique ». Pour la Deutsche Bank, « les cryptomonnaies pourraient devenir le cash du XXIe siècle » en profitant d’une part de la « fragilité » du système monétaire actuel, d’autre part des monnaies numériques que lanceraient des géants de la tech.

Il est peu dire que les grandes institutions bancaires nous avaient rarement habitué à ce type d’analyse jusqu’à présent. En France, les acteurs en place semblent plus frileux dans leurs prises de position. Il est peu probable que la plupart d’entre eux partagent (a fortiori publiquement) l’opinion du Head of Blockchain de BNP Paribas qui écrivait il y a quelques jours ce post très « cash » sur les réseaux sociaux : « 99% des projets de tokenisation des banques n’ont aucun sens. J’en ai vu peut-être un seul intéressant à ce stade. Trop tôt technologiquement et pas d’intérêts des clients. Les banques devraient mieux répondre aux besoins émergents de Bitcoin, Ethereum et des autres écosystèmes de réseaux ouverts, dont l’industrie de la Decentralized Finance. »

Pour autant, les choses avancent peu à peu : les tests de tokenisation d’obligations effectués respectivement par la Société Générale et la Banque Santander cette année se sont tous les deux déroulés grandeur nature sur la blockchain Ethereum en version publique – un signe de reconnaissance inédit de la part de ces acteurs de l’attrait des protocoles ouverts (s’appuyant de facto sur les cryptomonnaies) par rapport aux réseaux fermés (blockchains privées).

• Au-delà des banques, d’autres grandes entreprises travaillent maintenant officiellement sur les blockchains publiques que sont Bitcoin et Ethereum, en capitalisant sur ces protocoles sans chercher à réinventer la roue (comme on le voyait parfois au temps des ICO où chacun cherchait à créer son propre coin). Microsoft a par exemple annoncé la construction d’un réseau dédié à l’identité décentralisée, développé par-dessus Bitcoin. De même, le cabinet de conseil EY a révélé récemment des avancées importantes dans leur solution (open source) Nightfall qui vise à aider les entreprises à utiliser Ethereum public en respectant leur privacy, via les technologies ZKP. Citons enfin les prises de positions audacieuses et avant-gardistes du fondateur et CEO de Twitter vis-à-vis de Bitcoin et des blockchains publiques, qui constituent manifestement pour lui l’avenir du web.

Une récente étude de marché de Forrester menée pour EY abonde en ce sens : les 3/4 des entreprises interrogées pensent qu’elles exploiteront « probablement » les blockchains publiques à l’avenir (et 1/3 estiment cette perspective « très probable »). « L’ère des blockchains privées est en passe de s’achever » au profit de leurs versions publiques, confirme EY.

• Bien d’autres exemples pourraient être cités ici, comme le choix – pas si anecdotique – de l’Education nationale d’utiliser Bitcoin dans sa fiche pédagogique consacrée à la monnaie pour inciter les élèves de 1re à réfléchir à la notion de confiance dans le cours de Sciences Economiques et Sociales ; ou encore celui de la Direction générale des finances publiques de faire des cryptomonnaies l’unique sujet de l’épreuve d’admissibilité n°1 du concours 2019 de contrôleur des finances publiques. Ces exemples a priori anodins sont autant de signes montrant que ces innovations font désormais partie de la culture générale…

Toutes ces évolutions n’allaient pas de soi il y a douze mois de cela. L’année 2019 marque un (premier) tournant. Seul le mot Bitcoin continue d’écorcher encore très souvent les bouches (même si le président de la FED lui-même considère désormais publiquement que « les gens l’utilisent comme une alternative à l’or »). Gageons qu’il faudra encore plusieurs années avant qu’un changement de regard général s’opère à son sujet. Cette (r)évolution nécessitera que sa terrible réputation en matière écologique ne s’aggrave pas plus. La question doit être prise au sérieux, à l’heure où les préoccupations environnementales ne font – légitimement – que s’étendre. Il serait dommage que le Bitcoin en pâtisse pour cause de mauvaise compréhension de son impact réel, au-delà des fantasmes à son sujet…

Il aura fallu Facebook…

Le regard sur les cryptomonnaies a donc changé ; pourtant, les cryptomonnaies elles-mêmes n’ont pas connu de tournant justifiant à lui seul une telle évolution (même si des avancées notables de leurs infrastructures sont à souligner, comme nous le verrons dans un prochain article). Que s’est-il donc passé ?

Nous pourrions nous féliciter que le travail de pédagogie mené depuis des années par les acteurs du secteur blockchain – en France et ailleurs – ait enfin commencé à porter ses fruits. Il a certainement joué un rôle non-négligeable (et reste encore essentiel).

Mais ne nous mentons pas : le principal déclencheur de ce changement de regard n’est vraisemblablement pas là, mais bien plutôt dans l’annonce du Libra par Facebook en juin dernier. Cette annonce a constitué un déclic et même un choc pour les institutions politiques, monétaires et bancaires qui, malgré plusieurs avertissements de la part des acteurs des cryptomonnaies, s’étaient globalement très peu préparées à ce scénario.

La réalité est brutalement venue se rappeler à leur bon souvenir : à l’heure où la transformation numérique bouscule tous les domaines, pourquoi la monnaie échapperait-elle à cette lame de fond ?

A ce sujet, il est symptomatique qu’il ait fallu attendre que Facebook annonce Libra pour que les Etats et les entreprises commencent à considérer les cryptomonnaies comme un sujet stratégique, alors même que les enjeux majeurs qu’elles soulèvent étaient sur la table depuis un certain temps maintenant (cf – entre autres – notre audition à l’Assemblée Nationale au printemps 2018)…

Le sujet dépasse ici très largement les cryptomonnaies : percevoir suffisamment à temps les innovations de rupture – et plus globalement les mouvements émergents, y compris dans le champ politique et social – implique de sortir du vase clos des experts habituels, d’étendre son regard, d’observer les marges, de reconnaître et surmonter ses biais. « Les grandes innovations sont toujours vues au départ comme des gadgets » comme le formulait il y a neuf ans l’investisseur américain Chris Dixon.

Or les acteurs qui savent déceler en premier le potentiel de ces innovations au-delà de leur apparence de « gadget » prennent un temps d’avance souvent décisif. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard que le même Chris Dixon ait lancé l’an dernier le fonds « crypto » le plus puissant du secteur du capital-risque (350 millions de dollars), au sein du célèbre fonds Andreessen Horowitz…

Aujourd’hui, la France et l’Europe restent malheureusement très loin de l’ampleur de ces investissements dans le secteur. La maturité sur le sujet n’est pas non plus la même : la crypto-économie comme nouvelle économie numérique reste encore chez nous un sujet quasi-absent (ou très marginal) de la plupart des choix d’investissements privés et publics tournés vers le numérique. Ce n’est pourtant pas faute d’entrepreneurs actifs dans le secteur en Europe.

Le chemin vers une France « crypto-friendly » reste semé d’embûches

La bonne nouvelle de 2019 est que les curseurs bougent enfin, dans le bon sens. La moins bonne est que l’image sulfureuse des cryptomonnaies reste encore solidement ancrée chez un certain nombre d’acteurs de pouvoir, conduisant à freiner l’évolution des regards – et surtout des actes.

C’est ce qu’est venue rappeler brutalement et à juste titre la tribune récente de Pierre Noizat, entrepreneur historique du secteur en France, intitulée « Stop à l’hypocrisie des banques autour du Bitcoin » :

« Aujourd’hui, les leaders des cryptomonnaies se trouvent en Asie et aux États-Unis. Ils brassent des volumes d’échanges de plusieurs centaines de millions d’euros par jour, avec des plafonds de retraits qui s’élèvent à 25 000 euros par jour et 200 000 euros par mois. En France, dans un périmètre de contrôle équivalent, les banques imposent des plafonds de 10 000 euros… pour la durée de vie du compte ! Les banques françaises empêchent donc sciemment le développement de champions nationaux au détriment de l’intérêt général. Elles vont même jusqu’à contacter les acheteurs de Bitcoin pour les dissuader de s’y investir davantage. »

Son retour d’expérience, qui n’étonne personne au sein du secteur, est corroboré par de multiples autres témoignages.

 

Comme l’écrit Pierre Noizat, « le changement de paradigme se fera avec ou sans la France ».
La stratégie pour y remédier est pourtant sur la table (lire l’audition d’Alexandre Stachtchenko au Sénat) :

 

A l’heure où la France et l’Europe entendent reconquérir leur souveraineté technologique (sur la 5G, l’IA, la data, le quantique, etc.), il serait bien malvenu de laisser un trou dans la raquette aussi important que le sujet des cryptomonnaies, dont l’enjeu stratégique deviendra peu à peu une évidence à mesure que chaque camp affûte ses armes face aux opportunités et menaces de l’Internet de la Valeur (acteurs blockchain et crypto, grandes banques, géants technologiques, Etats…).

 

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