Merci à Laurent Benichou, qui a initialement écrit cet article en langue anglaise. Pour voir la version originale de l’article, c’est par ici.
Réunir le monde de l’assurance et celui de la blockchain a jusqu’à présent été la mission la plus difficile de ma carrière. D’un côté, ces deux concepts devraient bien fonctionner ensemble : l’assurance et la blockchain appartiennent toutes les deux à la famille des services financiers ; dans les deux cas, il s’agit de flux monétaires, et les deux peuvent compenser vos pertes si un malheur arrive à vos actifs.
Pourtant, de grands obstacles se dressent entre ces deux mondes : les technologies blockchain, les cryptomonnaies et la finance décentralisée sont des innovations très récentes, tandis que le travail actuarial implique de pouvoir bénéficier de longues séries historiques pour prendre un risque.
Les crypto-ventures sont promptes à prendre des risques, tandis que les compagnies d’assurances cèdent la majorité du risque qu’elles prennent. Les développeurs blockchain commencent sur une architecture neuve alors que l’assurance a beaucoup de dette technique. Les entreprises blockchain inventent des modèles non régulés tandis que les assureurs doivent être particulièrement attentifs à leur conformité réglementaire. Enfin, les assureurs se basent sur la confiance du consommateur (qu’il sera indemnisé en cas de perte) tandis que la devise de l’écosystème blockchain est “don’t trust, verify” (ne faites pas confiance, vérifiez)
La blockchain est pleine de potentiel pour les assureurs, mais sélectionner les meilleures opportunités et savoir comment s’y atteler est une tâche difficile pour les décideurs du secteur. Les meilleurs opportunités sont en effet la plupart du temps les plus risquées, les moins régulées et/ou les plus difficiles à mettre en place. Avant de s’attarder sur ces opportunités, je souhaite commencer par évoquer quelques erreurs que j’ai observées en voyant le développement, l’accélération ou l’arrêt de “projets blockchain” dans l’assurance.
Erreurs que le secteur assurantiel devrait éviter concernant la blockchain
Erreur #1 : “Oui” à la blockchain, “Non” aux tokens
Bitcoin a été créé pour échanger de la valeur sans tiers centralisateur. L’objectif même de Bitcoin était de créer un actif numérique pour permettre son échange incensurable. On peut donc par principe douter que la “technologie blockchain” soit la meilleure réponse à des objectifs trop éloignés du principe d’échange décentralisé de valeur numérique. Lorsqu’on est face à un projet blockchain sans token, la valeur ajoutée de la blockchain s’avère la plupart du temps au minimum sujette à débat, et se conclut souvent par un examen technique des différences entre une blockchain privée et une base de données partagée. En d’autres termes, on démarre avec la volonté de sauter d’un grand pas dans la modernité avec la blockchain, et on termine par une discussion technique sur les moyens d’améliorer légèrement son SI.
Erreur #2 : Ajouter de la blockchain mais ne pas changer le reste
Le caractère nouveau de la blockchain la rend incompatible ou difficilement connectable à d’anciens systèmes. On peut même ajouter que la philosophie de blockchain dans son premier avatar, le bitcoin, est plutôt de se substituer à d’anciens systèmes. Et il faut beaucoup d’efforts de gens talentueux (propriétaires de plateformes d’échange, fournisseurs de services, régulateurs) pour relier le “monde cypher” avec l’ancien monde et apporter une valeur ajoutée à ce dernier, parfois sous la critique des défenseurs les plus intransigeants et les plus radicaux de la sphère crypto.
Si vous voulez extraire de la valeur de la blockchain, vous devez vous y adapter. C’est pourquoi penser qu’un assureur peut siffler la blockchain à l’aide et voir soudainement apparaître un magicien améliorant les processus de l’assurance n’est qu’une chimère. Vous ne pouvez pas tirer de la valeur de la blockchain si vous voulez conserver tous vos anciens systèmes, tous vos processus, toute la complexité dont vous devriez vous débarrasser.
Erreur #3 : ignorer les opportunités les plus évidentes
Le secteur de l’Assurance comprendra bientôt que les opportunités les plus immédiates ne sont pas liées à la manière dont la Crypto peut soutenir l’Assurance, mais à la manière dont l’Assurance peut soutenir la Crypto. Le secteur des cryptomonnaies est désormais bien réel, avec des milliards de dollars échangés chaque jour. Ce secteur a besoin d’assurances pour les portefeuilles et les dépositaires et a vu des produits émerger à des prix élevés. L’assurance finira certainement par faire son travail habituel (évaluation et couverture des risques) sur cette nouvelle surface (Bitcoin et toutes les autres cryptomonnaies). Certains courtiers (Marsh, AON) et assureurs (Arch Insurance) se sont engagés dans cette première étape, et pourront ainsi rapidement lancer une activité autour de l’assurance Blockchain. Plus ces acteurs acquerront de connaissances, plus il sera difficile pour les suivants de les rattraper.
Erreur n°4 : Refuser aux cryptomonnaies leur statut d’actifs financiers
Les assureurs investissent le produit des primes d’assurance sur les marchés financiers. Ils le font avec prudence et investissent dans des actifs à faible risque, généralement des obligations souveraines ou des actions défensives [NDLR: action qui fournissant un dividende régulier et des bénéfices stables quel que soit l’état du marché boursier global], afin de pouvoir indemniser les créances d’assurance (le respect de la réglementation Solvabilité II les contraint également dans cette direction). La théorie moderne du portefeuille de Markowitz enseignant de ne jamais “mettre tous ses œufs dans le même panier” afin de réduire le risque pour une même attente de rendement, les gestionnaires de trésorerie des compagnies d’assurance optent pour la diversification entre les obligations souveraines de différents pays, les obligations à long et à court terme, et ajoutent les obligations d’entreprises et d’autres classes d’actifs.
Mon avis personnel est qu’il serait également judicieux d’investir une toute petite part de leurs fonds dans un “nouvel” actif, appelé bitcoin, aujourd’hui :
– Investir une petite partie des primes d’assurance dans le bitcoin permet de se couvrir contre l’hyperinflation fiat en cas de défaut de crédit souverain ou de faillite bancaire (n’oubliez pas que les assureurs n’indemnisent pas seulement en espèces, mais parfois avec des services qui peuvent aussi être soumis à une forte augmentation des prix en cas d’hyperinflation)
– L’engagement d’une partie de leurs réserves en bitcoin comme réserve de valeur, comme Microstrategy a décidé de le faire il y a quelques semaines, est une couverture contre les turbulences des monnaies souveraines
Michael J. Saylor, PDG, MicroStrategy Incorporated : “Cet investissement reflète notre conviction que Bitcoin, en tant que cryptomonnaie la plus largement adoptée dans le monde, est une réserve de valeur fiable et un actif d’investissement attrayant avec un potentiel d’appréciation à long terme plus important que la détention de liquidités”.
Erreur n°5 : Supposer que vous pouvez rattraper le retard plus tard
Une chose est certaine à propos de la Blockchain, c’est la vitesse de changement de l’industrie. Forks, ICOs, stablecoins, DeFi, flash loans: chaque trimestre apporte un nouveau sujet et il est de plus en plus difficile de rattraper les connaissances non acquises. De plus, les blockchains donnent naissance à des projets qui ne cadrent pas bien avec l’idée que “les assureurs investiront plus tard, lorsque le secteur sera stabilisé”. Il ne sera pas possible pour les assureurs d’“acheter la Blockchain gagnante” car elle sera beaucoup trop chère ; il ne sera pas possible pour les assureurs d’éliminer les pools de liquidité car ils sont décentralisés ; il ne sera pas possible pour les assureurs d’assurer le secteur de la crypto quand des smart contrats alimentés par des capitaux décentralisés le feront de manière autonome. Le risque pour l’assurance n’est pas seulement celui d’opportunités perdues, mais aussi celui de menaces pour les activités actuelles.
Opportunités de la blockchain dans le secteur de l’assurance
1. Nouvelles opportunités d’assurance : assurer le monde Crypto
Portefeuilles, contrats intelligents, ICO, dépositaires, solutions de sécurité, actifs tokenisés… La beauté de l’assurance est que tout nouveau secteur ou activité créé dans le monde représente souvent une nouvelle surface d’application d’assurance. Le besoin d’assurance est d’autant plus fort pour les cryptomonnaies que le vol digital ne peut par construction pas être “annulé” par un pouvoir central administrant le système. La bonne nouvelle pour l’assurance est qu’elle suppose une première étape d’évaluation des risques crypto, qui elle-même fournit déjà beaucoup de “connaissances sur la blockchain” à une compagnie d’assurance. Ensuite vient l’assurance elle-même, et la perte liée aux premiers piratages couverts permet aux assureurs
1. D’affiner leur évaluation des risques et d’adapter les couvertures
2. D’identifier les points faibles du secteur de la crypto qui pourraient constituer de nouvelles opportunités commerciales pour les assureurs.
2. Nouvelle opportunité d’investissement : se prémunir contre la chute des monnaies fiat
Alors que les primes d’assurance investies sur les marchés financiers représentaient autrefois une grande partie des bénéfices des assureurs, ce n’est plus le cas dans un contexte de taux d’intérêt faibles voire négatifs. De plus, la récession économique attendue après la crise, combinée à de fortes mesures d’assouplissement quantitatif, pourrait conduire à des épisodes d’hyperinflation, potentiellement favorisés par la défiance des investisseurs à l’égard de la dette souveraine et des entreprises. Il s’agit d’un risque que les assureurs pourraient couvrir en investissant dans de la « hard monnaie »: ils peuvent suivre Berkshire Hathaway et investir dans l’or, ou suivre des économistes autrichiens comme Saifedean Ammous et investir dans Bitcoin.
Même s’il n’y a pas d’effondrement complet des systèmes de devises souveraines, la structure de Bitcoin (émission programmée, réduction de l’émission au fil du temps, offre maximale fixe) rassurera les investisseurs en leur montrant qu’il s’agit d’un actif qui a le pouvoir de détenir plus de valeur à moyen et long terme que les actifs à taux fixe, et qui constitue donc une couverture claire contre la chute des valeurs des devises souveraines. Et ce, quoi qu’en disent les critiques sur la “volatilité des bitcoins”.
La logique qui sous-tend un investissement dans Bitcoin est triple :
1. Augmenter la diversification (et donc réduire le risque pour un objectif de rendement des capitaux propres)
2. Repenser le risque d’allocation dans un monde où les risques de défaut souverain américain, allemand ou suisse ne peuvent plus être considérés comme les risques les plus faibles
3. Pouvoir survivre dans un monde où les monnaies souveraines s’effondrent
3. Remodeler l’assurance… et la finance
L’idée que l’assurance ne peut être fournie que par les assureurs est de plus en plus contestée par les nouvelles technologies et les nouveaux acteurs du numérique. Les barrières traditionnelles à l’entrée du secteur de l’assurance s’effondrent : l’expertise actuarielle est contestée par de nouvelles armées de ‘data scientists’ ; la gestion des sinistres devient inutile avec l’assurance paramétrique et l’internet des objets ; les ‘smart contracts’ publics éliminent la nécessité de faire confiance à une grande marque financière sur la promesse d’un paiement futur ; le capital peut être accumulé par le biais de pools de liquidité et la réglementation devient inutile et impuissante pour réguler les protocoles décentralisés et les flux monétaires. Dans ce nouveau contexte, le secteur de l’assurance doit se réinventer, se renouveler avant d’être dépasé et trouver de nouveaux domaines où il peut apporter de la valeur.
Si nous regardons en arrière, voici quelles sont les opportunités que les assureurs ont déjà laissées à d’autres : être un oracle (Chainlink), être un dépositaire de cryptomonnaie (BitGo), assurer des places de marché de cryptomonnaies (SAFU de Binance), inventer des protocoles d’assurance distribuée (Etherisc), créer des pools de liquidité décentralisés (Uniswap), assurer la finance décentralisée / offrir de la couverture de prix en finance décentralisée (Nexus Mutual, Opyn)… On peut bien sûr débattre de la proximité de ces opportunités avec le secteur de l’assurance aujourd’hui, mais elles pourraient constituer les éléments de base de la prochaine génération d’assurance.
Il en va de même pour la finance. La capacité des assureurs à saisir les opportunités de la finance décentralisée ne dépend pas du fait que les banques ou autres institutions financières les laissent faire (notez que la liste ci-dessus n’est composée que de nouveaux acteurs) mais de la capacité des assureurs à fournir les services décentralisés que les amateurs de crypto recherchent. Tout est possible pour les assureurs, pour autant qu’ils respectent les “principes de la crypto” (open source, décentralisation, confiance prouvée, transparence et respect de la vie privée dans une certaine mesure). Il ne s’agit pas tant de savoir si les compagnies d’assurance ont les ressources nécessaires pour contribuer, mais si leur culture leur permettra ou non de contribuer, et de le faire de la bonne manière.
4. Opportunités pour les process : Plus d’horodatage dans les processus d’assurance
La modernisation des processus d’assurance implique l’ajout de décisions simples mais difficiles à mettre en œuvre : passage des processus de courriers et d’appels téléphoniques à des logiciels, numérisation et suivi. Dans le domaine du suivi, qu’il s’agisse de l’engagement de l’assureur/réassureur, de la relation entre le ‘fronter’ et le porteur de risque, des conditions contractuelles de l’entreprise ou du contrôle du fret, la Blockchain peut apporter une certaine valeur grâce à l’horodatage des actions et au rapprochement automatisé des événements. Ce n’est certainement pas la manière la plus révolutionnaire de tirer parti de la Blockchain pour les assureurs, mais c’est une manière opportune car les assureurs d’une période post-COVID devront éliminer les frictions, les litiges coûteux et le temps perdu dans le rapprochement manuel.
C’est, j’en conviens, une exception à l’erreur n° 1 décrite ci-dessus.